Six mois pour quels enseignements - 06/04/1998

Dominique RICHARD

Même les sondages participent à la confusion ! A la question : " Le procès Papon aura-t-il été utile ? ", les instituts mandatés pour prendre le pouls des échantillons représentatifs de l'opinion donnent des réponses contradictoires. Après six mois de débats, de polémiques et de coups d'éclat médiatiques, les Français ne savent plus trop quoi penser de ce marathon judiciaire dont ils ont eu parfois du mal à percevoir le sens et l'intérêt.
Pétain, le " bouclier " de la France de Vichy, avait été jugé en trois semaines en dépit de son âge avancé. Il aura fallu six mois pour que les jurés viennent à bout de l'examen des 50 000 pages répertoriées en quarante tomes qui constituent le dossier Papon. Un véritable monstre de papier que les avocats et les magistrats du parquet ont étoffé au fil des jours en versant de nouvelles pièces, démontrant ainsi que quinze ans d'instruction n'avaient pas permis de faire le tour de la question.
Ce fut tout à l'honneur de la justice de se donner le temps d'étudier minutieusement cette montagne documentaire. Ce travail méthodique a été quelque peu perturbé par la fragilité de la position de certaines des parties au procès. Qui pouvait imaginer que l'historien Michel Bergès, le découvreur des archives compromettantes, dédouanerait l'accusé ? Qui savait que l'avocat général Marc Robert avait rédigé, en 1991, du temps où il était à la chancellerie, une note donnant au pouvoir mitterrandien les arguments juridiques pour ne pas poursuivre René Bousquet ? Qui pouvait se douter que la famille Klarsfeld tenterait de " casser " le président Castagnède, quitte à faire le jeu de l'accusé ? Qui pouvait penser que les parties civiles se regarderaient en chiens de faïence ? Qui pouvait penser qu'il existait des liens familiaux entre le président Castagnède et une famille de victimes ?

Querelle franco-française

Ces révélations inattendues et ces comportements ambigus ont parasité les débats. La " lisibilité " de ce qui se dégageait des audiences en a pâti. D'autant que la complexité de cette période est rapidement apparue comme un obstacle au caractère pédagogique que devait revêtir ce procès. Les correspondants de la presse étrangère ont d'ailleurs massivement déserté un prétoire où se déroulait une querelle franco-française bien difficile à rendre compréhensible à des milliers de kilomètres de là.
Le malaise a aussi pris sa source dans le décalage ressenti entre la façon dont était présenté Papon avant sa comparution et ce qui a émergé des interrogatoires menés par le président Castagnède. A l'issue de l'instruction, il apparaissait aux yeux du magistrat ayant rédigé l'arrêt de renvoi comme un fonctionnaire " efficace " ayant prêté un " concours actif " à l'exécution du processus de destruction des juifs dont il avait " une connaissance claire, raisonnée et circonstanciée ".
Mais ce préjugement, relayé par des parties civiles d'autant plus actives sur le plan médiatique qu'elles avaient dû lutter pied à pied contre la volonté d'étouffement du pouvoir, n'a pas supporté le feu de l'audience. Ce n'est pas la silhouette d'un Eichmann girondin, grand ordonnateur des déportations, qui s'est progressivement dessinée. Mais celle d'un fonctionnaire qui avait tenu son rang dans une période troublée sans manifester de zèle mais sans contrevenir aux ordres qu'il recevait.
Que l'administration préfectorale ait prêté son concours aux déportations par l'entremise du service des questions juives sur lequel Maurice Papon avait autorité, que les fichiers du recensement général des israélites et de l'étoile jaune gérés par la préfecture aient servi aux nazis pour accomplir leur sinistre besogne ne prête guère à contestation. Mais, cinquante-cinq ans après, c'est l'appréciation de la responsabilité d'un homme dans un processus qui s'est révélée particulièrement malaisée.

Exercice malaisé

Ainsi, après six mois d'audience, il n'a pas été possible d'apporter la preuve formelle que les listes ayant servi aux rafles avaient été remises par la préfecture. Quotidiennement, magistrats et jurés se sont heurtés à la fragilité des témoignages, à des mémoires reconstruites, à des histoires réécrites, à des souvenirs fragmentaires et à un cimetière de témoins où l'on avait d'ailleurs inhumé un peu vite les trois secrétaires survivantes du service des questions juives !
Juger quelqu'un avec autant de retard, sur la base de documents susceptibles d'être lus de multiples façons, s'est révélé un exercice malaisé. Les " trous " du dossier, les lacunes de la mémoire ont été autant de freins à l'éclosion de la vérité judiciaire. Six mois d'audience n'ont pas levé bien des interrogations. Au point de susciter un questionnement sur l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité. A quoi sert-il de pouvoir traduire en justice les pires criminels, des décennies après leurs forfaits, si le temps rend aussi aléatoire le rapport de la preuve ?
Le procès de Maurice Papon devait être celui d'un homme et des faits qui lui étaient reprochés. Mais surtout pas celui d'un régime déjà jugé à la Libération. Décortiquer le parcours d'un haut fonctionnaire sous l'Occupation sans convoquer Vichy dans l'enceinte judiciaire s'est avéré impossible. En dépit des déclarations d'intention des gardiens du formalisme juridique, l'histoire est entrée dans le prétoire. Et elle ne l'a jamais quitté.
Le cauchemar d'Eliane Dommange dont les nuits sont toujours hantées par la vision d'une petite fille de 8 ans qui court après sa mère, le calvaire d'Esther Fogiel violée dans la famille d'accueil où elle avait trouvé refuge après la déportation des siens, les rats que Léon Zyguel revoit toujours sortir des cadavres du camp, les propos inaudibles de Berthe Murrathé qui ne peut que murmurer " Auschwitz " sur sa chaise roulante...
Nul ne pourra effacer ces mots enfin exprimés pour dire l'horreur, cette souffrance tue depuis trop longtemps et cette douleur exposée sur la place publique pour dénoncer l'abomination d'une machine de mort résolue à éliminer ceux qui avaient seulement eu le tort d'être nés. Ce fut par la bouche même de ceux qui l'ont vécu dans leur chair un plaidoyer contre l'oubli, un questionnement incessant sur l'incrustation du mal dans la nature humaine.
Si cette parole des rescapés ne pourrait jamais être remise en cause, l'impact sur l'opinion de certaines passes d'armes reste difficile à apprécier. L'intégration de la communauté juive au sein de la nation française sortira-t-elle renforcée du procès ? Ne retiendra-t-on que l'image d'un pays collabo alors que, dès 1941, les préfets alertaient Pétain sur le vent mauvais qu'ils sentaient se lever, le gaullisme finira-t-il par être confondu avec Vichy parce que l'homme du 18 Juin a voulu très vite restaurer une indispensable unité nationale malmenée par une guerre civile qui ne disait pas son nom ?
" Selon que l'opinion retiendra du procès Papon le bon grain ou l'ivraie allègrement semée de part et d'autre, ses effets seront bénéfiques ou maléfiques ", pronostique l'historienne Georgette Elgey. Pour l'heure, rien de ce qui s'est dit dans les familles françaises n'a transpiré. Les échanges ont pourtant été intenses. " J'en ai plus appris sur l'histoire familiale à l'occasion de ce procès que pendant tout le reste de ma vie ", observait le petit-fils du rabbin Cohen. Parents et grands-parents ont été souvent contraints d'évoquer une période qu'ils avaient occultée. Comment ont-ils revisité leurs souvenirs et quelle fut leur grille de lecture ?

Le devoir d'obéissance

" Si j'avais eu 20 ans et aucune attache, je crois que ma décision n'aurait pas souffert l'ombre d'une hésitation. Mais, à 45 ans et avec deux enfants, rien ne dit que je ne serais pas resté en place comme Papon ", avoue honnêtement un haut fonctionnaire bordelais. Cette réflexion symbolise ce qui restera sans doute le plus grand intérêt de ce procès. Il fut aussi le miroir de nos lâchetés contemporaines, le révélateur des faiblesses de la nature humaine, le buvard des servilités ordinaires.
Dans un pays jacobin où l'administration reste toute-puissante, il a conduit tout un chacun à s'interroger sur le devoir d'obéissance. Jusqu'à quand peut-on accepter de se plier à des ordres et à des lois injustes ? Dans le secret de leurs consciences, nombre de Français n'ont pu que se poser la question : " Est-ce que moi aussi je pourrais être un Papon ? "


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