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Annoncée comme le tournant du procès, l'audition de Michel Bergès avait déplacé la foule. (Crédit Daniel)

Les incertitudes de l'historien - 19/01/1998

L'historien bordelais Michel Bergès a fait part de ses doutes et ses incertitudes, avant de critiquer l'acte d'accusation "uniquement à charge"

Compte rendu d'audience Bernadette DUBOURG

Lundi 19 janvier. Cinquantième journée d'audience. Michel Bergès est, à ce jour, le témoin le plus attendu du procès. Il n'y a d'ailleurs plus un siège de libre dans les deux salles d'audience. Et la file d'attente, devant le palais de justice, est encore longue.
Vendredi soir, ce professeur de sciences politiques à l'université de Bordeaux 4 a adressé plusieurs documents au président Jean-Louis Castagnède pour " étayer sa démonstration " d'aujourd'hui. La main gauche dans la poche du pantalon de flanelle, blazer bleu marine, cravate bleu roi sur chemise bleu ciel, le professeur s'avance à la barre et précise immédiatement, d'une voix claire et posée, qu'il intervient " modestement, en tant que chercheur et universitaire qui travaille depuis plusieurs années sur l'Occupation à Bordeaux et a recueilli de nombreux documents et témoignages ".
Il remercie au passage la défense de Maurice Papon de lui permettre ainsi de s'exprimer mais assure qu'il serait venu, ici, " cité par n'importe quelle partie ". Allusion discrète au fait qu'il a accompagné les parties civiles durant plusieurs années, avant de prendre ses distances et de s'interroger aujourd'hui publiquement sur les accusations portées contre Maurice Papon.

"Le sauvetage des juifs"

En préliminaire à sa déposition de deux heures et quart, Michel Bergès explique comment il a " rencontré Maurice Papon à travers les archives " exhumées un matin de février 1981 " sous la forme de liasses et de documents, avec mon ami Jean Cavignac ", comment ensuite il a mené " une longue enquête en recueillant les témoignages d'anciens fonctionnaires et de victimes ", et présente enfin la " méthode historienne, juste, pondérée et contradictoire " qu'il a suivie pour analyser et interpréter ces documents.
Ce sont les résultats de sa " propre recherche " qu'il présente en trois parties distinctes : " Qui avait le pouvoir à Bordeaux ? Le génocide des Juifs. Et la réaction des hommes de l'époque face à ce drame ".
Contrairement à une certaine attente, l'historien ne fait aucune révélation fracassante, n'assène aucune vérité définitive, n'accuse ni ne défend Maurice Papon dont il ne prononce d'ailleurs le nom que deux ou trois fois. Il livre plutôt ses réflexions, ses doutes, expose ses incertitudes et incite la cour et les jurés à s'interroger comme il le fait désormais: " J'ai été de ceux qui étaient sans complaisance contre Maurice Papon, j'en suis aujourd'hui à m'interroger sur le système ". Maurice Papon écoute, enfoncé dans son fauteuil.
Au cours de sa longue déposition, Michel Bergès émet des réserves sur le rôle de la préfecture de Bordeaux dans la répression anti-juive. Il rappelle d'abord que les Allemands avaient déployé à Bordeaux " une tutelle " et avaient doublé chaque administration française d'une administration allemande. Il assure également qu'avec l'arrivée de Maurice Sabatier au printemps 1942, " les choses changent. La nouvelle équipe a le souci de prendre très vite le pas sur une administration héritée de l'ancien préfet ". Il suggère d'ailleurs " diverses hypothèses " sur l'attitude du préfet Sabatier face à la pression des SS, tout en indiquant que l'Intendant de police est aussi très présent.
Michel Bergès s'interroge également sur " la fabrication des listes, le nombre de listes en circulation et celles qui ont servi aux arrestations " : " Il aurait été intéressant de comparer les listes de personnes à arrêter avec les listes de personnes arrêtées ".
Se basant sur les documents qu'il a fournis à la cour au sujet du " sauvetage des juifs ", " une affaire délicate à analyser ", il s'interroge encore sur les " 150 à 175 personnes grappillées ici ou là ", les " 1181 exemptions au port de l'étoile juive " et les " 402 radiations, recensées en février 1943 avec, il est vrai, les personnes décédées ". Il mentionne aussi les " heurts " entre la SEC (police des questions juives) et le service des questions juives de la préfecture : " On demandait des explications à Maurice Papon sur sa signature (pour radier des personnes du fichier juif) ". Il pense également que la préfecture n'a pas demandé aux familles d'accueil, en août 1942, de ramener les enfants : " Il semblerait qu'elles aient eu la liberté de les garder ".
" Les hommes de l'époque, eux-mêmes, n'ont pas eu l'impression d'être au courant du drame " avance Michel Bergès qui rappelle les propos du grand Rabbin Cohen, en décembre 1945, au sujet de la déportation du père de Michel Slitinsky : " Son père a quitté Drancy pour une destination inconnue, en Allemagne intérieure ".
Il assure enfin que " les fonctionnaires étaient pris dans des séquences, divisées, éclatées. Ils ne connaissaient pas la chaîne, l'ensemble du processus " et conclut que " proches des faits, les hommes de la Résistance n'ont pas posé les questions qui sont aujourd'hui posées aux jurés ".
Après une suspension d'audience et l'intervention du sixième juré qui demande à Michel Bergès s'il " peut encore évoluer ", l'avocat général Marc Robert, les mains sur les hanches et le regard par dessus les lunettes, tente de déstabiliser le témoin.
Loin de l'interroger sur sa déposition, il le questionne sur ses déclarations à la presse, tout en les lui reprochant. Mais Michel Bergès ne se démonte pas. Au contraire, il répète ses accusations contre l'arrêt de renvoi, cite les erreurs de chiffres pour cinq convois sur onze, indique la référence des pages, souligne l'absence de documents, notamment des originaux, ou critique encore l'analyse de certains autres : " Le devoir et la prudence de l'historien est de le signaler ".
L'avocat général lui reproche vivement de critiquer les magistrats. Michel Bergès persiste : " Lorsque j'ai lu l'arrêt de renvoi, j'ai eu un choc. Je ne reconnaissais pas les choses que j'ai analysées. Vous ne retenez que quatre postulats qui choquent l'historien : Maurice Papon égale Pierre Garat, Maurice Papon a des pouvoirs de police, Maurice Papon n'a jamais évolué en deux ans et n'a sauvé personne, et Maurice Papon connaissait Auschwitz. Je pensais que l'acte d'accusation devait être aussi à décharge. Je ne savais pas qu'il pouvait n'être qu'à charge ".
Pique au vif par la remarque de l'avocat général qui doute de sa qualité d'historien, Michel Bergès réplique vivement : " J'ai l'impression que dans ce dossier, l'historien que je crois être a un devoir de donner son avis sur un sujet qu'il a traité et de le donner en toute indépendance et ça me coûte cher ".
L'épreuve n'est cependant pas terminée pour Michel Bergès qui doit affronter mardi les questions des avocats des parties civiles, puis de la défense.


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