La déclaration de Maurice Papon - 01/04/1998

Voici de larges extraits de la déclaration de Maurice Papon, prononcée à la fin de l'audience, avant que les jurés se retirent pour délibérer : " Le monstre froid qu'on a tenté de vous décrire est touché en plein coeur. Ainsi s'achève par la mort tout ce qu'un être aimant peut apporter à un être aimé.
Albert Camus, l'un des auteurs préférés de la défunte (l'épouse de Maurice Papon), avait raison de crier au scandale en parlant de la mort. Il advient, c'est ce qu'on appelle le destin, qu'un scandale en rencontre un autre.
Ce procès où la disparue était avec moi, présente dans ce box, et ce qui l'a précédé, l'ont assassiné à petit feu. Le réquisitoire de 20 ans de réclusion a porté le coup de grâce. Elle était une grande dame. Le général de Gaulle l'a décorée de ses mains de la croix de le chevalier de la Légion d'Honneur en récompense des aides et assistance qu'elle avait prodiguées avec courage dans les zones opérationnelles de l'est algérien en pleine rébellion. Au mépris des dangers, elle avait sauvé de nombreux enfants musulmans et a poursuivi ce sacerdoce auprès de ce gardien de la paix de Paris qu'on a osé calomnier. Elle en a souffert. Telle était sa gloire.
Toute ma carrière durant, quels que soient les périls, elle s'est toujours tenue à mes côtés comme un petit soldat anonyme, elle a tenu son rang, sa place, notamment dans le combat contre l'occupant allemand et le soutien à la résistance. La voici aujourd'hui victime expiatoire.
C'est pourquoi, M. le président, M. et Mme les conseillers, Monsieur le premier juré, MM. et Mmes les jurés, en ces circonstances dramatiques pour moi, je renonce au dessein que j'avais de rappeler comment cette affaire s'est développée, le long d'un chemin semé de traquenards et de chausse-trappes, par le fait d'un pilonage médiatique sans précédent, de conspirations, mensonges, injures et infamies au fin d'intoxiquer le pays.
Sur le chemin de mon calvaire, j'en indiquerais quelques unes avant d'aborder le faux crime qu'on m'impute dans ce faux procès. Citerais-je, à titre d'exemple, la faux éclairage donné volontairement à la sentence du jury d'honneur. Ce jury a pris en compte dès le début l'appel de Londres engageant les fonctionnaires et les magistrats à rester à leur poste, et conclu au paradoxe qu'il aurait fallu obéir au faux devoir d'une démission. J'ajouterai pour l'anecdote la déposition de Mme Stajner qui confirme au sujet de sa plainte : " Je me souviens que l'on m'a fait signer quelque chose il y a deux ans ". (...) Est-il nécessaire d'évoquer les pressions de toutes sortes exercées sur certains témoins. La plainte que j'ai déposée s'est heurtée à un refus d'informer. Celà en dit long des garanties dues au citoyen.
Un journaliste fort avisé a parlé d'un arrêt de renvoi en lambeaux. Ces lambeaux, le ministère public les a ramassés. Avec un texte trafiqué, on tient à merci n'importe quel accusé pour lui réserver n'importe quel sort.
Enfin, dernier épisode que vous devez connaître, on a décidé au cours de la procédure l'éviction de l'avocat général en charge du dossier, soupçonné de s'orienter vers le non-lieu. C'est ce qui s'appelle un procès politique.
Je vais m'efforcer de montrer comment on torture le droit à la recherche désespérée d'un crime qui n'a pas été commis et qu'il faut construire de toutes pièces. La seule issue et le seul espoir sont dans l'indépendance et le courage de la cour et du jury populaire. J'ai cette grâce d'y croire. C'est pourquoi je suis ici et maintenant devant vous.
Avant d'évoquer mon crime ou plutôt mon pseudo-crime, ou même la fausse complicité d'un crime que je n'ai pas commis, je me pose une question : Pourquoi moi ? A l'instar du héros du procès de Kafka, d'un coupable désigné, deviendrais-je un symbole nécessaire ? Puisse ce symbole ne pas emprunter la parure d'un mythe et que, trompés par l'apparence, vous jugiez non l'homme, mais le mythe élaboré de longue date par des mains expertes.
Quant au ministère public, il a prononcé son réquisitoire comme si le procès n'avait pas eu lieu, comme si tout ce qui a été dit et lu n'avait servi à rien. (...)
Faute de pouvoir produire la preuve irréfutable de ce crime contre l'humanité, ou censé être tel, il a bien fallu construire un monstre juridique. Le 4 février dernier, j'ai lancé un défi à Me Alain Lévy, de produire une seule signature au bas d'une seule déportation. Me Levy n'a pas relevé ce défi. La seule réponse que j'ai enregistrée dans les plaidoiries des parties civiles est inacceptable en droit comme en morale. Selon les parties civiles, on n'a point besoin de documents probants ou de signatures pour établir une responsabilité qui résulte d'un ensemble global. C'est juridiquement arbitraire, moralement condamnable, c'est une négation de la démocratie, la règle du totalitarisme.
Me Varaut a fait magistralement justice de ces contorsions juridiques. Il ne me parait pas utile d'ajouter quoi que ce soit à ce crime collectif à connotation totalitaire, le crime de bureau à connotation courtelinesque, le crime d'intérêt qui traduit le carriérisme qui n'était pas de mode entre Vichy compromis et la résistance. Le crime d'indifférence, enfin, une sorte de crime d'inhumanité dont le paroxysme est la démission, ce lancinant refrain des lâches.
A la traîne des parties civiles, le ministère public prend en compte cette théorie de la globalité. Peu importe le manque de preuves, de signatures. Mais le vrai manipulateur de la réalité, c'est le ministère public qui jette le droit français aux orties pour satisfaire des pulsions ou obéir aux injonctions d'en haut comme l'a fait la cour de cassation.
A ce sujet, il est intéressant de savoir pourquoi le réquisitoire a changé de costume. Ce qui était vrai il y a deux ans, cesse d'être vrai aujourd'hui. Quand vous trompez-vous, hier ou aujourd'hui ? Du moins distillez-vous, vous même le doute par vos discours confus et contradictoires, et avec toute l'emphase qu'il convient le ministère public avance que ce petit esprit -j'ai cru m'y reconnaître- se couvre du manteau de ce grand homme -sans doute De Gaulle-. Figurez-vous Monsieur l'avocat général que ce grand homme a couvert de son manteau le petit esprit pendant neuf ans difficiles pour la France et la République.
Si j'avais conscience de rendre un dernier service à mon pays, j'accepterais d'expier pour les autres. Mais cette exigence idéologique est tellement colorée de haine et d'injures que j'entends me défendre jusqu'au terme de mon chemin de croix que je gravis depuis 17 ans. Pour mon compte, ce que j'ignore c'est la haine.
Vous avez pu constater le sentiment de solidarité exprimé ici en ma faveur par des témoins de haute lignée, très attachés à l'honneur et mieux placés que quiconque pour dire qui était " des leurs " pour reprendre l'expression de Jacques Chaban-Delams.
Tout au long de ce procès étrange, sinon surréaliste, il y a un formidable absent, bien réel pourtant, c'est l'Allemand qui a vaincu avec son cocktail de pressions, de menaces, de peur, de contrainte, de désespoir et finalement d'horreurs. Les bottes allemandes résonnent encore dans mes oreilles, 56 ans après les avoir entendues marteler le sol de leurs talons. En écoutant les plaidoiries, on serait appelé à se demander ce qu'il fallait faire. Personne ne me le dit aujourd'hui. On ne peut interpréter le passe à partir du présent.
Me voici donc pour la dernière fois devant vous, après 6 mois d'audience, 15 ans de procédure, parlant sur des évènements vieux de 56 ans, en l'absence de témoins contemporains de ce temps qui figurent parmi les premiers résistants de France dans un procès baptisé historique par des responsables qui n'ont pas vécu les malheurs de la patrie.
Le constat majeur, c'est la compassion que porte dans le coeur tout être humain à l'égard du malheur des victimes. Qui pourrait résister sans larmes au malheur, au meurtre prémédité et massif d'une population innocente ? Les victimes et la mémoire ne sauraient être comprises par l'extravagance des poursuites tardives et faussées. Restera la piété que nous devons porter à la communauté juive, loin d'être unanime sur ce procès.
Il risque par contre de subsister l'injustice criante par le choix arbitraire d'une victime expiatoire et conjuratoire, âgée à l'époque de 31 ans, qui faisait ses premiers pas dans l'administration, qui a perdu en quelques temps son père, son ami Maurice Lévy, son patron politique François de Tessan et qui désirait alors, avec patriotisme, consacrer sa vie à l'Etat et à la République.
J'avais choisi en ce temps de rester au service de la communauté nationale en faisant face à l'occupant. L'administration constituait le seul rempart face à l'occupant, je dis bien le seul rempart, je le dis avec force en tant que rare survivant de ce temps démentiel. L'administration comme la police, face à l'impuissance du pouvoir politique, sauvait ce qui pouvait être sauvé, à l'instar de l'UGIF.
Soyez attentifs, MM et Mmes les jurés, aux conséquences d'une mise en cause abusive des fonctionnaires et des magistrats sur le fonctionnement de l'Etat. Il ne faudra pas attendre longtemps pour que les charters africains donnent lieu à des poursuites pour crimes contre l'humanité sous prétexte qu'ont été expulsés des gens, décimés à leur arrivé" e sur leur terre. Tout pouvoir de décision risque d'être paralysé, anéanti. Vous deviez savoir que rester à son poste requiert souvent plus de courage que de déserter.
Si vous me condamnez, vous condamnez en même temps le crime contre l'humanité qui vise le monstre absolu et le réquisitoire du procureur général manque son but. Il ne saurait y avoir un crime contre l'humanité à 20, 30 ou 60 %, ce crime ne peut être tronçonné, c'est tout ou rien. Je suis coupable ou innocent.
Si c'est " tout ", ce sera au prix d'une injustice de grande portée qui fera écho à la faute historique qui a frappé Dreyfus et que la France traîne comme un boulet dans son histoire.
Sans doute, le procureur général entrera dans les annales, mais par la porte de service. A chacun sa dignité, la mienne est de ne pas céder à la peur.
Si c'est " rien ", il y aura une justice retrouvée, dans le respect du sacrifice des Juifs, de leur deuil, leur mémoire, laquelle n'a nul besoin d'une décision judiciaire pour être reconnue. (...)
Malgré les pressions que d'aucun ont tenté d'exercer, ne craignez nulle colère, le secret du vote vous met à l'abri du fanatisme.
M. Le président, MM et Mmes les jurés, mon sort est entre vos mains. Mais au delà de mon sort qui est peu de chose désormais, veillez à ce que la France ne soit pas touchée par votre verdict. Trop nombreux seraient, au delà de nos frontières, ceux qui se réjouiraient de l'humiliation de notre patrie, alignée à l'Allemagne nazie dans la responsabilité indélébile du génocide juif.
Je dis " attention " car ce n'est pas un avertissement gratuit. C'est Me Zaoui lui même que la France a failli à sa mission en abandonnant les Juifs. C'est lourd de menaces. André Frossard a dit : " On ne juge pas son pays ".
Au moment du délibéré, vous regarderez ce tableau de Rembrandt jetant un trait de lumière sur le bras d'Abraham prêt à sacrifier son fils unique. Le bras s'arrête à temps. C'est le plus bel héritage de vérité qu'un grand peintre a pu laisser à la postérité ".


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