La confrontation attendue Bergès-Slitinsky - 19/01/1998

Main dans la main au départ de l'affaire, Michel Slintinsky et Michel Bergès vont témoigner dos à dos

Dominique De Laage

La comparution cette même semaine des deux acteurs clés du dossier Papon, Michel Bergès et Michel Slitinsky, est attendue avec impatience dans le plus long procès de France. Sans ces deux hommes, l'affaire Papon n'aurait jamais eu lieu. Tout semble aujourd'hui opposer les deux Michel qui accompagnèrent ensemble les premiers pas de cette aventure historico-judiciaire. Dix-sept ans après, Michel Slitinsky, 72 ans, témoignera mardi à charge. Et Michel Bergès, 45 ans, à décharge dès lundi.
L'histoire commence en février 1981. Michel Bergès, jeune licencié d'histoire et de philosophie, farfouille dans les archives départementales de la Gironde à la recherche des dossiers des négociants en vin mis à l'amende à la Libération. Fils d'un postier béglais de la banlieue communiste de Bordeaux, ex-lycéen de Montaigne, le chercheur est déjà absorbé par la période de l'Occupation. Plus précisément, son dada s'appelle Adrien Marquet, ex-maire de Bordeaux et éphémère ministre de l'intérieur du premier gouvernement de Vichy. Comprendre le pouvoir politique à Bordeaux de 1925 à 1945, voilà ce qui taraude le jeune homme, qui obtiendra son agrégation de sciences politiques beaucoup plus tard, en 1995. Il est aujourd'hui professeur de sciences politiques à l'université Bordeaux 4.

Une forte personnalité

Déjà, en 1981, Michel Bergès allie quelques-unes des caractéristiques qui vont progressivement le détourner de l'opinion dominante " Papon = coupable ". Le jeune Bergès aime l'Histoire quand elle lui résiste. S'attaquer à Adrien Marquet à 28 ans dans une ville alors dominée par le chevalier blanc Chaban-Delmas et où les universitaires évitent généralement de gratter les plaies encore vives de l'Occupation et du marquetisme, témoigne d'une forte personnalité. Pourquoi faire simple quand on aime les choses compliquées ? La future thèse de l'agrégé Bergès sur " le processus d'étatisation de la police en France " ne totalisera pas moins de... 2 500 pages. Avis aux amateurs.
Mais Michel Bergès n'a pas seulement le profil d'un poids lourd de bibliothèque enfilant sans peine des kilomètres de grimoires. C'est également un homme de contact. Aucun témoin vivant de l'époque ne lui échappe. A l'inverse de la justice qui, en quinze ans d'instruction, ne parvient pas à entendre la totalité des employés du service des questions juives. Amenant certains d'entre eux à faire irruption dans le prétoire durant le procès.
En février 1981, les greniers des archives départementales s'offrent à la curiosité du jeune homme avec la complicité active du conservateur Jean Cavignac. Michel Bergès renifle du côté des tonneaux de la collaboration. Et tombe par hasard sur le vinaigre du service des questions juives. Parmi les 20 000 pièces dormant là depuis la Libération, un nom inconnu : Maurice Papon. Et un autre qu'il connaît bien : Michel Slitinsky.

Pour que les siens ne meurent pas deux fois

Ce dernier, un jeune juif échappé de justesse à la rafle d'octobre 1942, fils d'émigrés ukrainiens retranchés à Bordeaux et dont le père et le frère mourront en déportation à Auschwitz, a déjà la crinière blanche quand Michel Bergès lui rapporte cette pépite des archives départementales. Malgré les vingt-sept années qui les séparent, le vieux lion Slitinsky et le jeune fox-terrier Bergès se sont évidemment croisés sur les chemins entrelacés de la mémoire et de l'histoire de la même période.
Car si l'Histoire habite Michel Bergès, c'est la mémoire qui anime Michel Slitinsky. En revenant du maquis à Bordeaux à la Libération, Michel Slitinsky est tombé nez à nez sur un trottoir avec les deux policiers français venus trois ans plus tôt emmener sa famille vers la mort. Il a aussitôt déposé plainte. Mais ignorant tout du droit, il n'a pas pu empêcher que l'affaire s'étouffe.
Cette fois, en cet hiver 1981 précédant les élections présidentielles et le printemps mitterandien, ce fils obstiné dont toutes les illusions sont déjà tombées (de Gaulle, le communisme...) tient le fil qu'il cherche depuis si longtemps. Car Michel Slitinsky n'a jamais désarmé. Quand les flonflons de la reconstruction et des Trente Glorieuses recouvraient allègrement le souvenir des disparus, celui qui rêvait adolescent de faire carrière dans la mode féminine et qui s'est retrouvé inspecteur du travail, journaliste, puis directeur d'une entreprise de transport, a exhumé les noms oubliés, parcouru la France en tous sens. Pour que les siens, les sans-grade, ne meurent pas deux fois.
Devant tant de dignité, face à une telle légitimité, Michel Bergès n'hésite pas une seconde à tendre au vieux lion le moyen de la revanche. Le jeune chercheur aussi est épris de vérité. Et n'a jamais été avare de ses archives.

Un divorce inévitable

Dix-sept ans après ce beau partage, les deux Michel sont donc renvoyés dos à dos pour le dernier acte de l'affaire Papon. Leur affaire.
Pourtant, l'un comme l'autre n'ont pas démérité. Après son premier coup de griffe dans le " Canard Enchaîné " en mai 1981 (" Papon aide de camps "), relayé sans le savoir par un savant calcul mitterrandien, le vieux lion a rugi furieusement dans l'assourdissant silence d'une procédure qu'un autre calcul mitterrandien chercha à étouffer.
Une lutte jusqu'à la victoire. La leçon d'histoire actuellement en cours, c'est à Michel Slitinsky que nous la devons. Il est attendu à la barre mardi pour témoigner de sa fuite par les toits de Bordeaux ce jour d'octobre 1942. Mais aussi de la mort d'Abraham, son père, de celles de son frère, de sa tante et de tous les autres. Les siens. Face à l'accusé, son regard sera droit comme l'épée.
De son côté, Bergès le fox-terrier n'a pas lâché son os. Mordant jusqu'à atteindre ce qu'il pense être la moelle de la vérité : à savoir un contexte historique plus complexe qu'il ne l'avait estimé en 1981. Demain, il expliquera pourquoi Maurice Papon n'est pas selon lui le coupable idéal. Non sans un certain courage.
Comment s'étonner que les sentiers de la mémoire et de l'histoire aient finalement bifurqué dix-sept ans après ? L'un et l'autre de ces deux hommes ne méritent pas qu'on s'appesantisse sur la petite histoire de leur rupture. Le vieux lion comme le fox-terrier ont suivi leur propre logique. Que la justice départagera.


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