Joe Nordmann de Nuremberg à Bordeaux - 12/01/1998

En 1945, il était au procès de Nuremberg. En 1973, il a déposé la première plainte pour crimes contre l'humanité contre Paul Touvier. Aujourd'hui, il est partie civile au procès Papon

Propos recueillis par Bernadette DUBOURG

Avocat de la FNDIRP (Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes) aux côtés de Me Alain Lévy, Joë Nordmann est le doyen des avocats des parties civiles au procès de Maurice Papon. Il rappelle parfois qu'il a l'âge de l'accusé, 88 ans cette année. Mais la comparaison s'arrête là.
Avocat à 19 ans, communiste quatre ans plus tard, résistant en 1941, directeur de cabinet du secrétaire général à la justice à la Libération, membre de la commission d'épuration des magistrats, ce militant est à l'origine des procès français de crimes contre l'humanité. Il a, en effet, déposé la première plainte contre le milicien Paul Touvier en 1973.
Aujourd'hui, les cheveux blancs en couronne, la casquette de marin vissée à son crâne de... montagnard, l'oeil bleu malicieux et le sourire chaleureux éternellement au bord des lèvres, Joë Nordmann suit sa dernière affaire, pour cet ultime procès de crimes contre l'humanité. A l'heure des plaidoiries, il devrait être le premier à prendre la parole. Ultime hommage de ses confrères.
" SUD-OUEST DIMANCHE ". Vous rappelez de temps à autre qu'il y a, dans l'enceinte de la cour d'assises de Bordeaux, deux témoins d'époque, l'accusé et vous-même ?
JOE NORDMANN. Je suis en mesure de rétablir la vérité. Quand Maurice Papon expose des faits ou l'état d'esprit d'époque d'une manière tendancieuse, j'explique la situation dans laquelle j'étais. Maurice Papon était à la préfecture, il avait un chauffeur, le chauffage et la nourriture. J'étais clandestin et je n'avais rien. La contradiction entre les deux personnes de l'époque est fondamentale. Il était au service du gouvernement de Vichy et des Allemands, qui avaient déclaré que leurs ennemis communs étaient les communistes, les gaullistes et les juifs. Papon exécutait les ordres. Lui servait ce gouvernement et s'identifiait à lui; et moi, je le combattais.
Que faisiez-vous pendant la guerre ?
J'animais le Front national des juristes en zone nord, que j'avais créé en avril 1941. J'avais été démobilisé à Toulouse en janvier 1941 et j'étais remonté à Paris me battre. Et je me suis battu !
Comment ?
D'abord, j'ai transporté à Nice les documents des exécutions des vingt-six otages de Châteaubriant, le 7 octobre 1941, j'assurais les contacts avec les détenus politiques des prisons de Paris qui étaient défendus par d'autres collègues avocats, puisque j'étais interdit d'exercer, j'aidais les familles. Je m'occupais aussi de l'édition du journal " le Palais libre ", dont le dernier des onze numéros a été tiré à 12 000 exemplaires. J'appelais les magistrats à saboter les dossiers dont ils étaient saisis, j'avertissais les policiers et les magistrats de ce qu'ils auraient des comptes à rendre après la Libération, j'appelais à la résistance et à des manifestations. Par exemple, le 11 novembre 1943. Il y avait plus de 100 avocats à défiler derrière le monument aux morts de Paris. Le Front national des juristes était composé de magistrats, d'avocats et de greffiers, et en général plutôt de droite, comme souvent dans ces professions.
Vous étiez pourtant communiste.
(Sourire.) J'étais même le seul, et je suis toujours communiste. Dans mon livre (1), j'ai décrit mon itinéraire. Je me suis souvent trompé, mais j'ai eu fondamentalement raison de défendre les intérêts des plus défavorisés.
En 1973, vous avez déposé la première plainte contre Paul Touvier. On peut considérer que vous êtes à l'origine des poursuites pour crimes contre l'humanité.
En 1945, j'avais été invité à Nuremberg comme représentant de la résistance judiciaire. Depuis ce procès, je considérais que la question du crime contre l'humanité était un problème de civilisation actuel. Pour l'affaire Touvier, c'est un peu le hasard. Touvier avait été condamné à mort, mais sa peine était prescrite lorsqu'il a reparu à Chambéry. Les résistants de Savoie sont venus me voir... Ca a été une bataille très longue et très dure pour faire reconnaître par la justice française l'incrimination de crimes contre l'humanité. Cette difficulté se retrouve d'ailleurs avec le procès Papon, puisqu'elle entraîne en France la remémoration de Vichy, dont beaucoup ne veulent pas.
Pourquoi ?
Les mêmes élites étaient au pouvoir avant Vichy, pendant Vichy et après Vichy. Papon est presque un exemple caricatural. Il a eu un grand pouvoir après Vichy.
Au titre de la FNDIRP, vous étiez déjà présent aussi bien au procès Touvier en 1994 qu'au procès Barbie en 1987.
Les faits et les incriminations étaient différents. Barbie était une affaire relativement facile. Il était le représentant de la Gestapo, Touvier était un Français.
Et entre Touvier et Papon ?
Il y a une différence fantastique qui tient au nombre des victimes bordelaises de la déportation (près de 1 600) dont Papon est accusé d'être le complice, par aide et assistance. Il y a aussi une différence par la personnalité de l'accusé. Papon, c'est un haut responsable de l'administration, qui se défend avec sa connaissance du fonctionnement de l'administration et du droit. Il croit qu'elle lui permet de dire : " Ce n'est pas moi, c'est mon supérieur hiérarchique, Maurice Sabatier. Ce n'est pas moi, c'est mon inférieur, Pierre Garat. " Ce n'est pas très digne comme défense. Il essaye constamment de faire oublier qu'il était le responsable du service des questions juives de la préfecture de la Gironde, sur lequel il avait autorité.
Qu'est-ce qui vous choque le plus dans sa défense ?
Elle est une succession de mensonges. J'ai noté des petites phrases à l'audience d'hier (lundi dernier). Il a dit notamment qu'il avait été trompé par les Allemands. Mais il savait parfaitement que les accords Oberg-Bousquet prévoyaient la déportation des juifs et il connaissait comme moi la politique hitlérienne d'avant guerre, qui était une politique constante de tromperies. Il dit souvent aussi que les " mots n'ont pas le même sens ". Mais quand on arrache des enfants à leur mère, c'est la même chose en 1942 qu'en 1998. Pour moi, la déportation des enfants, c'est le crime des crimes.
Ce procès est le dernier que vous suivez. Il est aussi le dernier procès pour crimes contre l'humanité. Qu'en attendez-vous ?
Il ne faut pas négliger la conception du crime contre l'humanité dans un monde où les atrocités se perpétuent. Et c'est le sens du verdict qui sera rendu. Il sera exemplaire, non pas pour le passé, mais pour le présent. •

(1) " Aux vents l'Histoire ", mémoires écrits avec Anne Brunel, Actes Sud.


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