Le procès a repris vendredi avec l'audition de Robert Paxton et d'Henri Amouroux, personnellement mis en cause par les parties civiles
Vendredi 31 octobre. Quinzième journée d'audience. Maurice Papon entre dans le box de l'accusé où un radiateur a été installé. Il est chaudement vêtu d'un pull et d'un loden vert. Après neuf jours d'hospitalisation pour un pneumopathie aiguë, son visage émacié trahi une certaine fatigue. Il est d'ailleurs arrivé en ambulance et en fin d'audience, doit regagner l'hôpital Haut-Lévêque jusqu'à la fin du week end.
Après une courte intervention de Me Gérard Boulanger et Me Raymond Blet qui versent plusieurs articles de presse au débat, le président Jean-Louis Castagnède appelle le premier des deux témoins qui doivent déposer cet après-midi.
Costume gris, chemise blanche, cravate rayée rouge et bleu, mince silhouette et cheveux gris qui lui donnent l'allure d'un acteur américain, Robert O. Paxton, 65 ans, professeur d'histoire et jeune retraité de l'université de New-York, parle un français presque parfait : " Monsieur le président, en tant que professeur d'histoire, j'ai commencé mes recherches il y a 37 ans, à partir d'archives allemandes, puis françaises. Mais je n'ai jamais travaillé sur les archives départementales de Gironde. Je ne suis pas un spécialiste de la Gironde sous l'Occupation ni de la carrière administrative de M. Papon ".
Cité par le ministère public pour évoquer le " régime de Vichy ", le professeur Paxton résume sobrement et même parfois avec une certaine raideur l'analyse qu'il a développé dans son livre " La France de Vichy " (Seuil).
Il indique d'abord comment " Hitler, très astucieux, a voulu accorder l'armistice à la France afin qu'elle ne continue pas la guerre mais aussi qu'elle s'administre elle-même, ce qui était moins onéreux pour l'Allemagne ". Il poursuit avec la " stragtégie d'occupation de Vichy " qui voulait à la fois " reconstruire la France et jouer un rôle important en Europe ".
Puis il décrit un " premier Vichy " qui a adopté une politique d'expulsion des Juifs et, à partir de l'automne 41, un " deuxième Vichy " qui mène désormais une politique d'extermination, avec en mars 1942, le premier train de Juifs pour la Pologne. " Le gouvernement de Vichy, affirme Robert Paxton, décide de coopérer à ce projet, d'aider les Allemands à exterminer les Juifs. Ceci pour avoir plus d'indépendance politique et pour pouvoir aussi assurer que c'est l'administration française qui gouverne la France ".
Robert Paxton est persuadé que sans l'aide et le concours actif de l'administration française, les Allemands n'auraient pas pu déporter 76 000 des 300 000 Juifs vivant en France. Il ajoute d'ailleurs que s'il n'y en a pas eu davantage, ce n'est pas le fait d'une administration réticente mais parce que " beaucoup de Français et d'individus de bonne volonté les ont cachés ou ont simplement parfois gardé le silence ".
A peine achevée la déposition de l'historien américain, Me Varaut s'élève contre ce témoin qui -contrairement à la loi- n'a déposé ni sur les faits, ni sur la personnalité ou la moralité de l'accusé. Le président rejette cette observation. Mais une discussion houleuse s'engage. " Je m'interroge sur les raisons profondes de M. Varaut dans la mesure où il a cité deux fois plus d'historiens que le ministère public. Je pense que la défense veut écarter les témoins qui la gênent " lance ainsi l'avocat général Marc Robert, relayé par plusieurs avovats des parties civiles.
Robert Paxton que le président invite à s'asseoir, confirme ou précise alors au fil des nombreuses questions qui lui sont posées, ce qu'il a déjà longuement indiqué.
Me Varaut lui rappelle alors les dernières lignes de son livre : " Lorsqu'il fallut choisir entre deux solutions -faire son travail, donc courir des risques moraux et abstraits, ou pratiquer la désobéissance civile, donc s'exposer à des dangers physiques immédiats-, la plupart des Français ont poursuivi leur travail. L'auteur et les lecteurs de cet ouvrage, hélas, auraient peut-être été tentés d'en faire autant ". " Je ne le renie pas " convient Robert Paxton.
Maurice Papon qui a discrètement toussé dans son mouchoir, pendant la déposition de Robert Paxton, se lève et retrouve une certaine assurance : " Je ferai une observation de style. J'ai été surpris d'entendre tout à l'heure Monsieur le professeur dire que l'historien ne juge pas... L'histoire est comme la science, une matière extrêmement fluide et qu'il est difficile d'appréhender. J'ai noté avec intérêt la réflexion de M. Paxton qu'un document comporte plusieurs lectures. C'est ce que nous aurons l'occasion de démontrer durant ces débats ".
Robert Paxton est à la barre depuis 3 heures et demi. Le président suspend l'audience pour quelques instants.
A la reprise, la déposition d'Henri Amouroux, 77 ans, cité par la défense, est attendue avec intérêt. Ecrivain, membre de l'Institut où il cotoie Me Jean-Marc Varaut, et doyen de la section histoire et géographie, il donne immédiatement le ton de son témoignage : " J'ai juré de dire la vérité, mais la vérité pour parler d'une époque aussi dramatique que celle que j'étudie depuis 40 ans, ne va pas sans une certaine complexité. Je ne suis pas de ceux qui croient que l'histoire peut s'écrire en noir et blanc ".
Avec vigueur et souci de convaincre, l'auteur de la série des " Français sous l'Occupation " insiste sur " l'épaisseur d'ignorance " dans laquelle vivaient la grande majorité des Français qui avaient d'autres priorités que s'intéresser au gouvernement de Vichy.
" La connaissance d'aujourd'hui ne doit pas nous faire oublier l'ignorance d'hier " martèle Henri Amouroux, rappelant que même le général de Gaulle n'a jamais parlé dans ses discours de Londres des camps de concentration. " Que savait-on exactement ? Le mot qui revient le plus souvent est : inimaginable. Oui, certainement, il y avait un devoir d'information. Mais on savait très peu parce que c'était inimaginable, impensable " répond-t-il au procureur général Henri Desclaux.
Lorsque les avocats des parties civiles interviennent, leurs questions deviennent plus personnelles. " Etes-vous historien " interroge Me Jakubowitz. " Certainement pas, je suis journaliste, mais j'essaie d'écrire des livres d'histoire " réplique Henri Amouroux. Rapidement, le président calme le jeu : " Je souhaite que les questions soient posées avec moins de passion ". " Si, c'est avec moins de passion, je quitte ce procès " menace Me Jakubowicz. " Je vous demande de maîtriser vos passions bien que je la comprenne " persiste le président.
" Ou étiez-vous pendant la guerre ? " poursuit l'avocat. " A Bordeaux ". " Vous avez contribuer à des articles dans la Petite Gironde ". " Oui, j'avais 21 ans, je n'écrivais pas des éditoriaux, mais quelques articles sur des gloires françaises ". " Avez vous rencontré M. Papon ? " " Non "." Vous étiez bien à la Petite Gironde ? ". " Oui, employé à 700 F. J'avais une vague idée de l'entreprise, le journal existait depuis quelques années, il a continué à paraître comme la quasi totalité de la presse de province mais était moins excité que la presse parisienne ". " Est-ce que le journal était maréchaliste ? " " Oui ". " Et pour L'allemagne nazie ? ". " Non ".
" Ce n'est pas ce journal-là qui pouvait aider les Bordelais à savoir ce qui se passait " tente d'apaiser le président.
Mais le débat se poursuit. Si le bâtonnier Favreau fait oeuvre d'amabilité en rendant une forme d'hommage à Henri Amouroux grâce auquel il s'est intéressé, à 20 ans, aux exactions de la milice, Me Gérard Boulanger l'attaque très directement sur sa mise en cause après la guerre et une suspension professionnelle dont il aurait été frappé.
" Je ne veux pas d'autres questions de mise en cause du témoin " cingle le président. " Si je ne peux pas travailler librement dans ce prétoire, je vais devoir quitter le procès " menace à son tour Me Boulanger.
" Vous êtes libre de le faire " réplique le président. Me Boulanger range son dossier et s'en va.
" Ce que vous venez d'indiquer est lourd de conséquences, nous voulons nous faire une idée de ce qui s'est passé " ajoute Me Raymond Blet.
Le président décide alors de faire revenir Henri Amouroux à une autre audience et clot le débat. Il est bientôt 20 heures. Le témoin est fatigué. L'accusé aussi. Maurice Papon trouve cependant encore la force de dire : " J'ai entendu cet aprés-midi de la part des parties civiles beaucoup d'interprétations vicieuses, de calomnies et de mensonges. Je me réserve d'y répondre point par point lorsque l'ordre du jour appellera ces faits ".
L'audience reprend lundi à 13 h 30.
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