Léon Saufrignon était policier à Bordeaux dans les années 40. (Crédit R.Escher)
Après de nouvelles victimes, deux policiers de l'époque sont venus à la barre
Compte rendu d'audience Bernadette DUBOURG
Vendredi 6 février. Soixante troisième journée d'audience. Mme Berthe Muratte, 90 ans, est arrivée en ambulance au palais de justice de Bordeaux. Blottie dans un fauteuil roulant que l'huissier pousse vers la barre, elle n'entend pas les questions que lui pose le président et d'une voix chevrotante, parvient simplement à murmurer : " je voudrais dire la déportation avec mon mari ". André et Berthe Muratte ont été arrêtés le 10 janvier 1944 à Bordeaux, déportés à Drancy le 12 janvier puis à Auschwitz d'où cette dame est miraculeusement revenue après la libération du camp.
Mme Muratte ne peut rien ajouter. " Quand nous avons cité le témoin, nous ne connaissions pas son état de santé " s'excuse l'avocat général. Le président met immédiatement un terme à ce pénible moment.
Mme Yvette Moch, deuxième témoin appelée à la barre, est plus volubile. Cette dame de 75 ans a assisté à l'arrestation et au départ de son père pour Drancy d'où il a été libéré quelques semaines plus tard. Elle raconte comment le matin du 10 janvier, un commissaire de police a sonné chez eux pour enquêter sur les " sans abris " que son père avait l'habitude de recueillir, dans le quartier de Nansouty. Puis comment le soir, vers 11 heures, le même policier est revenu arrêter son père. " Je lui ai dit : " Vous faites un joli métier ". Il m'a répondu : " Je vous jure, ce matin, je ne le savais pas ".
Par contre, elle n'a gardé " aucun souvenir " de la synagogue de Bordeaux où, sous couvert de la Croix Rouge, elle a rendu visite à son père, détenu durant deux jours avec les autres juifs raflés. Elle n'a pas davantage gardé de souvenirs particuliers du départ des bus pour la gare Saint-Jean ou de l'embarquement des juifs dans les wagons à bestiaux : " Les gens n'étaient pas des rebelles. Il n'y avait pas de scènes déchirantes, car il n'y avait pas de familles ".
René Tauzin, 78 ans, a des souvenirs plus précis et encore émus de la manière dont, en janvier 1944, il a sauvé son ami René Jacob, réfugié à Illats avec sa famille depuis 1940 : " C'était un matin, j'ai vu arriver sa mère à vélo, j'ai vu son affolement et j'ai réalisé de suite. Je lui ai dit de rester chez moi et j'ai pris ma bicyclette ". Il a pédalé jusqu'à Saint-Michel-de-Rieuffret pour alerter son copain qui travaillait dans les bois : " J'ai sifflé quelques notes de La marche de Saint Cyr. Il a compris ". René a caché son copain dans une palombière puis dans le grenier d'une maison abandonnée avant de lui permettre de gagner Toulouse avec de faux papiers fabriqués par la secrétaire de mairie de Cadillac.
Par contre, lorsqu'il est rentré chez lui, la mère de René Jacob était repartie. Elle a été déportée le 12 janvier à Drancy puis le 20 janvier à Auschwitz avec trois autres membres de sa famille. Son mari, Jules Jacob, avait été déporté en août 1942.
Robert Lacoste, 76 ans, policier en retraite, vient également parler des amis juifs qu'il a sauvés, en les avertissant dans la soirée du 10 janvier 1944 de la rafle qui se préparait. Il avait vu leurs noms sur une liste, dans le bureau du chef de la sûreté, vers 18 h 30.
Ce policier qui était de repos, ce soir-là, affirme qu'il n'a participé à aucune rafle de juifs. Juliette Benzazon l'interpelle depuis la salle d'audience : " Et le convoi d'août 1942 ? ". Le président lui demande de se taire.
Interrogé par l'avocat général, Robert Lacoste répète qu'il n'avait jamais entendu parler des rafles. " Il ment " crie à son tour Michel Slitinsky, au premier rang des parties civiles. " Si les parties civiles veulent poser des questions, qu'elles le fassent par l'intermédiaire de leurs avocats " précise le président. C'est Me Blet qui se fait le porte parole des parties civiles. L'ancien policier reconnaît alors qu'il a accompagné le convoi du 26 août 1944 à Drancy, tout en assurant qu'on lui " avait confié une enveloppe à déposer à Paris ".
Puis après la suspension d'audience, le président lit la déposition de cet ancien policier dans la procédure engagée après la plainte de Michel Slitinsky en 1945. Il affirmait alors avoir assisté à la réunion préparatoire de la rafle du 19 octobre 1942 : " J'ai signé cette déposition, c'est sûrement vrai, je n'ai aucun souvenir. J'étais peut-être présent, ce qui ne veut pas dire que j'ai participé " se défend Robert Lacoste qui a reçu la Médaille des Justes.
L'autre policier bordelais en retraite qui lui succède à la barre, Léon Sauffrignon, 76 ans, a été résistant dans un réseau dès août 1943, arrêté le 24 janvier 1944 pour avoir sauvé deux adolescents juifs, et déporté en Allemagne en mai 1944. Son action, ses souffrances, la dignité de son témoignage ne prêtent pas à discussion. Il n'a pas participé à la rafle du 10 janvier mais l'après-midi, il était au bureau de la sûreté lorsque les policiers ont été " consignés à 5 heures du soir " : " Nous ne savions pas pourquoi... Le lendemain, mon chef de brigade m'a dit : je ne sais pas si je ne dois pas démissionner, je viens de vivre une nuit abominable ".
A la fin de son témoignage, cependant, cet ancien policier déclare : " Ce procès, j'y vois plus qu'une manifestation de la mémoire, je le vois comme une cérémonie en l'honneur de tous les morts de tous les camps. Je suis de tout coeur avec les parties civiles mais je n'arrive pas à comprendre comment la charge pèse sur une seule tête, qui serait coupable du malheur de toute une population prise dans un tourbillon de folie hystérique. Je m'excuse de cette dernière déclaration ".
L'audience reprend lundi, à 13 h 30, avec l'audition des parties civiles.
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