Le procès Papon entre cette semaine dans sa phase active. Les faits vont enfin être examinés. Rappel des questions de fond un peu perdues de vue lors des polémiques d'octobre
Dominique RICHARD
Pour mener à bien la solution finale, les SS avaient besoin de l'aide de l'administration et de la police françaises. Dès septembre 1940 à Bordeaux, à la demande des Allemands, la préfecture avait organisé le premier recensement des juifs du département. L'un des trois exemplaires du fichier établi à cette occasion avait été adressé aux autorités militaires d'occupation.
Pendant l'été, une antenne de la police allemande s'installait discrètement dans la banlieue de Bordeaux, au Bouscat. Durant deux ans, elle fut dirigée par un personnage discret mais influent, Herbet Hagen, issu du bureau des affaires juives du Reich, le grand ordonnateur de l'extermination des juifs. Hagen quittera Bordeaux en mai 1942, quelques semaines avant la première rafle, sans que l'on sache quel fut son rôle exact.
Au moment de son départ, l'obligation de porter l'étoile jaune induisait un nouveau recensement. L'identité et le domicile des juifs venant retirer cet insigne dans les commissariats de police étaient soigneusement relevés. De quelle façon ont été traitées ces informations qui donnaient une photographie précise de la communauté juive ? Ont-elles été transmises aux SS à qui Hitler venait de confier la totalité des tâches de police ?
Les magistrats qui ont rédigé l'arrêt de renvoi ne semblent pas avoir été en mesure de répondre nettement à ces questions. Sur la base d'un certain nombre de documents d'archives, ils affirment toutefois que « le service des questions juives de la préfecture a constamment tenu à jour le fichier et l'a communiqué à chaque demande des autorités allemandes, sachant depuis juillet 1942 que ces listes étaient constamment utilisées en vue des arrestations et des déportations ».
Aujourd'hui, cette appréciation générale rend difficilement compte d'une réalité dont la complexité devrait apparaItre sans doute au cours du procès. Le fichier de la préfecture n'était pas le seul. Les SS avaient le leur, ainsi que les extrémistes de la délégation régionale du Commissariat général aux questions juives, un organisme créé par Vichy à la demande des Allemands pour améliorer l'efficacité des persécutions antisémites.
Ces fichiers étaient complétés par des informations provenant des délations, des arrestations, mais aussi des registres du service qui délivrait les cartes de rationnement à plus de 200 000 Bordelais. La mention « juif » devait obligatoirement apparaître sur celles des gens qui étaient identifiés comme tels. Les responsables du ravitaillement qui avaient élu domicile dans une salle annexe de la mairie recevaient fréquemment la visite des policiers allemands et français qui traquaient les juifs.
Les jurés vont examiner dans le courant du mois la façon dont ont été constitués les huit convois où figuraient la quasi- totalité des victimes dont les descendants sont assis aujourd'hui sur le banc des parties civiles. Quatre trains ont été essentiellement formés avec des vieillards, des adultes et des enfants internés administrativement au camp de Mérignac près de Bordeaux. Les quatre autres ont quitté la gare Saint-Jean en emmenant plus de mille personnes interpellées lors de rafles.
Dirigé par un fonctionnaire français, le camp de Mérignac était placé en principe sous l'autorité du préfet délégué Boucoiran. Mais les arrêtés préfectoraux les plus importants ont été pris jusqu'au printemps 1944 par le préfet régional. Même si plusieurs courriers signés de sa main semblent attester du contraire, Maurice Papon assure qu'il n'avait aucun pouvoir hiérarchique sur le chef de camp.
Les personnes internées à Mérignac l'étaient pour avoir commis des infractions à la législation anti-juive. C'est ainsi qu'à la demande des Allemands, la préfecture avait ordonné à la gendarmerie française de transférer dans ces baraquements tous les juifs arrêtés par l'occupant lors du franchissement de la ligne de démarcation. Le nombre des déportés était déterminé dans le camp par les Allemands en présence d'un représentant de la préfecture.
Pour ce qui est des quatre rafles, au moins deux d'entre elles ont été effectuées à partir de listes établies par les Allemands (1). La préfecture a tenté de s'opposer en vain à la dernière, qui concernait surtout des juifs français. Elle a été placée devant le fait accompli pour celle de décembre 1943 menée par la police allemande et les agents français de la section d'enquête et de contrôle du Commissariat général aux questions juives.
En revanche, pour la rafle de juillet 1942, la première, le service des questions juives de la préfecture dirigé par Pierre Garat, le fils d'un notaire du Médoc, a remis aux autorités allemandes une liste de 105 noms. Maurice Papon assure qu'elle n'est jamais venue à sa connaissance et que, par l'intermédiaire d'une de ses collaboratrices, il a fait prévenir un certain nombre de familles de l'imminence des arrestations.
Le préfet de région, Maurice Sabatier, avait une confiance absolue en Maurice Papon. Par un arrêté qu'il annulera en mai 1944, il n'avait pas hésité à lui attribuer une délégation de signature pour les services nés de la guerre, dont celui des questions juives. L'ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde se défend d'avoir remis une quelconque liste ou transmis le moindre ordre d'arrestation aux forces de l'ordre françaises qui ont participé à trois des quatre rafles.
Selon son avocat, Me Varaut, les pouvoirs de police appartenaient au préfet Sabatier. Maurice Papon n'avait qu'une fonction d'administration générale et se bornait à informer ses supérieurs du fonctionnement des services. « Cela contredit tous les témoins qui attestent de sa forte personnalité, de son caractère entier, de la peur qu'il inspirait à ses employés. Aurait-il fait la carrière qui a été la sienne s'il avait été ce personnage falot que ses défenseurs décrivent », s'interroge Serge Klarsfeld, le président de l'Association des filles et fils de déportés juifs (2).
L'historien bordelais Michel Bergès estime pourtant qu'il n'était qu'un fonctionnaire subalterne. Il n'a pas toujours pensé ainsi. Les pièces qu'il a découvertes aux archives départementales de la Gironde en 1981 sont à l'origine de l'affaire. Mais après avoir longtemps appuyé le combat des parties civiles, cet universitaire se dit aujourd'hui persuadé que la vérité historique contredit la vérité judiciaire.
Selon lui, nombre des documents où figure le paraphe de Maurice Papon ne sont que des minutes administratives internes à la préfecture. Il s'agirait de compte-rendus ou de notes informatives n'engageant pas la responsabilité de celui qui les a signés. Ces révélations tardives, émanant d'un homme qui connaît parfaitement cette période, suscitent aujourd'hui un malaise réel tant dans les rangs des magistrats que dans ceux des parties civiles qui ont demandé son audition dans les plus brefs délais. Si Michel Bergès parvenait à apporter la preuve de ce qu'il avance, ce serait un coup de théâtre.
« Dans le domaine des persécutions anti-juives, Maurice Papon a agi en technicien, cherchant à faire preuve en toute circonstance de son incontestable compétence et efficacité », écrivent néanmoins les magistrats ayant rédigé l'arrêt de renvoi de Maurice Papon devant la cour d'assises. La lecture qu'ils font des pièces d'archives relatant l'activité du service des questions juives est diamétralement opposée à celle de l'accusé.
A leurs yeux, elles démontrent que l'accusé a transmis aux SS des renseignements facilitant la constitution des listes, et qu'il a fait arrêter, interner, transférer et escorter des juifs par la gendarmerie. D'ailleurs, en janvier 1944, n'a-t-il pas rédigé une note demandant au service des questions juives de la préfecture d'essayer de faire libérer ou à défaut de laisser à Mérignac les « juifs intéressants », titulaires de décorations ou épouses de prisonniers de guerre ?
Maurice Papon ne nie pas avoir été mêlé à certaines opérations relevant de la fourniture de moyens. Mais, à ses dires, s'il est intervenu pour la location de wagons de voyageurs ou de cars de tourisme, c'est uniquement par souci humanitaire. Et selon lui, la réquisition de la gendarmerie en lieu et place des Allemands pour accompagner les déportés à Drancy participait, elle aussi, de cet état d'esprit.
Lors d'une audience, Maurice Papon a avoué avoir pleuré un soir avec sa femme après la rafle du 23 décembre 1943. Il n'ignorait donc pas que le sort réservé aux juifs était peu enviable. Dès l'été 1942, le mot déportation était d'ailleurs apparu dans certains documents internes de la préfecture. Dans une note rédigée à cette époque, Pierre Garat, le responsable du service des questions juives, observait que les juifs transférés à Drancy ne devraient pas y rester longtemps.
En septembre de cette année- là, Marie Reille s'était présentée au service des questions juives pour faire régulariser sa situation. Elle avait été libérée d'Auschwitz à la suite d'une intervention haut placée. Certains fonctionnaires bordelais savaient donc que les juifs arrêtés en Gironde quittaient la France pour rejoindre des camps à l'Est.
« Maurice Papon a eu une connaissance claire, raisonnée, circonstanciée et continue du dessein formé par les nazis d'attenter à la vie de ces personnes, même s'il a pu demeurer dans l'ignorance des conditions exactes de leurs souffrances ultimes et des moyens techniques utilisés pour leur donner la mort », avancent les magistrats de l'accusation.
Ils estiment que, de par sa place dans l'organisation administrative vichyssoise, Maurice Papon ne pouvait méconnaître les intentions allemandes. Elles sont l'objet d'informations diffusées par Radio Londres, elle ont suscité les protestations de certains évêques de la zone libre et la déclaration des gouvernements alliés du 11 décembre 1942 dénonçant clairement l'extermination du peuple juif en Europe.
Pourtant, les survivants de cette époque appelés à témoigner depuis le début du procès ont affirmé n'avoir aucune idée de ce qui attendait véritablement les juifs. Henri Amouroux a évoqué « l'épaisseur d'ignorance » dans laquelle vivaient la majorité des Français. Et l'historien suisse Philippe Burin s'est dit persuadé que « les gens les mieux placés avaient un pressentiment mais pas la connaissance » du sort cruel réservé aux juifs déportés. « Ce fut le secret le mieux gardé de la guerre », insiste Me Jean-Marc Varaut, l'avocat de Maurice Papon.
L'historien Michel Bergès assure qu'il produira lors de son audition devant la cour les lettres que le délégué régional du commissariat aux questions juives avait adressées à ses supérieurs. Dans ces courriers, il se serait plaint de l'attitude de Maurice Papon qui sabotait le fichier juif en rayant discrètement des noms.
Me Jean-Marc Varaut n'hésite pas à se référer à l'expertise historique ordonnée par le premier juge d'instruction même si elle a été annulée par la suite. « Elle a démontré que les interventions de Maurice Papon en faveur des juifs durant la période considérée ont abouti à la radiation de 130 personnes du fichier et à plusieurs dizaines de libérations du camp de Mérignac. »
Tel n'est pas l'avis des magistrats de l'accusation. Ils n'ont aucune certitude en la matière. Au contraire, ils observent « qu'au lieu de régulariser les situations, le service des questions juives dont Maurice Papon avait la responsabilité a négligé d'exécuter dans des délais rapides les mesures d'exemption » dont les juifs auraient pu bénéficier au vu de la législation raciale.
A la Libération, le grand rabbin Cohen, qui avait miraculeusement échappé aux nazis à la fin 1943, n'a formulé aucune critique sur l'attitude de Maurice Papon pendant l'Occupation, alors qu'il avait des contacts réguliers avec la préfecture. Un constat que la défense devrait prendre à son compte pour étayer la thèse du double jeu également mise en avant par Maurice Papon pour expliquer son engagement dans la Résistance. Un engagement lui aussi très contesté. •
(1) L'accusation déduit des éléments en sa possession que la liste des personnes à arrêter lors de la rafle du 11 janvier 1944 n'a pu qu'être établie par la préfecture. L'historien Michel Bergès affirme qu'il démontrera lors de son audition que ce sont les Allemands qui ont constitué la liste des juifs qui ont été amenés à la synagogue avant d'être déportés.
(2) Journal « le Monde » du jeudi 23 octobre.
Copyright Sud Ouest.
Copyright Sud Ouest.
Pour tout usage lié à la reproduction de nos articles, merci de prendre contact
avec Sud Ouest : doc@sudouest.com
Tel : 05 56 00 35 84.
Copyright Sud Ouest 2006 - contact@sudouest.com