Le témoignage de Léon Zyguel - 06/01/1998

Le récit de Leon Zyguel, hier en toute fin d'audience, a plongé la cour d'assises de la Gironde dans l'horreur des camps de la mort

Bernadette DUBOURG

«Mon père était ouvrier métallurgiste. Il est arrivé de Varsovie en 1920. Nous étions une famille extrèmement unie, il y avait beaucoup de joie de vivre chez nous » dit simplement Léon Zyguel, le quatrième des six enfants.
Le père a été arrêté le 20 août 1941 à Paris lors d'une rafle. « L'année suivante, ma mère a essayé de passer en zone non occupée pour nous mettre à l'abri ». Les quatre ainés, Hélène, 20 ans, Marcel, 18 ans, Maurice, 16 ans et demi et Léon, 15 ans, sont partis les premiers. Leur mère devait suivre avec les deux petits. « Nous sommes partis le 25 ou le 26 juillet (1942), se souvient Léon. Nous avons été arrêtés à Mont de Marsan par les feldgendarmes ».
Ils ont été emprisonnés à Orthez puis remis à la gendarmerie française qui les a conduits au camp de Mérignac, le 1 er août. « Dès notre arrivée au camp, nous avions convenu de nous évader car nous savions que c'était la déportation au bout. Mes frères m'ont dit que je ne risquais rien car j'avais 15 ans et j'étais Français ».
Le 6 août, profitant d'une alerte aérienne, Marcel a réussi à s'évader. Maurice a été repris et détenu dans la baraque des otages. Hélène était de l'autre côté, avec les femmes. Léon s'est retrouvé seul.

Dans des wagons plombés

« Au camp de Mérignac, il y avait peu de nourriture, les gardiens, des Français, étaient habillés en noir, ils étaient brutaux et grossiers. J'ai dit que j'avais 15 ans et que j'étais Français... j'ai reçu une gifle magistrale, ils rigolaient ».
« Le 26 août, on nous a rassemblés. J'ai vu arriver mon frère Maurice, menottes aux mains. J'ai dit que je voulais aller avec lui, un garde m'a pris par le col et m'a trainé... ». Les deux frères se sont retrouvés dans un wagon de voyageurs avec d'autres internés. Hélène était aussi dans le convoi. « L'inspecteur en civil nous a dit que si on avait des cartes d'alimentation, on pouvait lui donner, on n'en aurait plus besoin ».
Le lendemain matin, ils sont arrivés à Drancy où ils ont retrouvé leur père : « Vous imaginez le désespoir d'un père de voir arriver ses trois enfants ». « Il a demandé à partir au camp de Pithiviers avec nous, on était dans des baraques en bois, aucun meuble, de la paille sur le sol, on était remplis de puces ». Le 21 septembre, tous les quatre ont été déportés dans le convoi numéro 35 pour Auschwitz.
« Nous étions 100 à 120 dans des wagons plombés, serrés les uns contre les autres, sans nourriture, avec un bidon en fer dans un coin. Lorsque le train stoppait, trois personnes pouvaient descendre pour prendre de l'eau mais nous n'avions pas de récipient. Au bout de trois jours et trois nuits, le train s'est arrêté, les portes se sont ouvertes, il y a eu des cris, des coups de crosse, de bâton, ils ont fait descendre des hommes valides. Le train est reparti avec ma soeur. Je n'ai jamais plus eu de ses nouvelles ».
Léon Zyguel, son frère et leur père ont été déportés dans un camp de travaux forcés près du camp d'extermination d'Auschwitz, en pleine campagne dans un « vent et un froid atroce ». « Nous avons été désinfectés et rasés. J'avais 15 ans, j'étais assis sur un tabouret, quand tous mes cheveux sont tombés dans mes mains, ça a été un choc immense, une atteinte à ma dignité plus difficile à supporter que n'importe quel coup ».

« Le regard suppliant »

Léon a notamment travaillé à la construction d'une route en pleine forêt : « On n'arrivait pas à creuser la terre, le sol était gélé, le vent glacial. Les camarades tombaient en permanence. On a vécu chaque seconde avec la mort. Quand les camarades mourraient, on essayait de les ranimer en les frottant avec de la neige. Ils restaient dans un coin jusqu'au soir en attendant qu'on les ramène au camp. Mon frère et moi, faisions partie du commando chargé d'enterrer les morts. C'est la première fois que j'ai touché la mort... Dans tous les camps où nous sommes passés, c'était pareil ».
« Un jour, sur la place d'appel,le chef de camp a appelé plusieurs déportés dont mon père qui souffrait d'un ulcère à l'estomac. On lui a dit qu'il allait vers un camp sanitaire. Nous savions tous ce que celà signifiait. Déjà, au bout d'un an, on était transformé, une espèce de dureté était apparue et aussi une grande pudeur. On s'est dit au revoir, sachant qu'on ne se reverrait plus, mais faisant semblant de croire le contraire pour ne pas pleurer et garder un peu de dignité. Indispensable pour survivre ».
« Dans les camps, les camarades n'arrivaient plus à supporter cette vie. Le matin, on en retrouvait pendus avec leur ceinture ou un fil de fer. D'autres se jetaient sur les barbelés parce qu'un chef de chantier les avaient pris en grippe. Les nazis riaient car ils savaient qu'ils allaient s'électrocuter. Lorsqu'on restait une ou deux heures à piétiner sur la place d'appel, des camarades s'effondraient, le regard suppliant, ils nous tenaient le pantalon. On évitait de les regarder pour ne pas s'attendrir, sachant que le soir ils seraient morts. Il fallait qu'on vive ». « Un soir, dans un autre camp, on a été regroupés pour assister à la pendaison de trois déportés. On est restés longtemps au garde à vous devant les corps suppliciés ».

900 enfants sauvés

En janvier 1945, les deux frères ont été transférés dans un autre camp, à douze jours de marche dans « un froid épouvantable » : « Ca a été atroce, beaucoup étaient épuisés et ont été abattus. Un matin, mon frère ne pouvait plus remettre ses chaussures, il a marché dans la neige, les pieds enveloppés dans des chiffons. La colonne s'est arrêtée et mon frère ne voulait plus repartir. Je lui ai dit : « essaye ». J'ai réussi à le convaincre, on s'est trainés tout le long de la route ».
« Un autre jour, c'est moi qui suis tombé. J'ai pensé, ça y est, c'est la fin. J'ai ouvert les yeux et j'ai croisé le regard de mon frère avec un tel désespoir que j'ai repris un peu de courage ».
En arrivant à Buchenwald, Léon Zyguel a croisé des déportés « épouvantés de nous voir, nous étions des squelettes ». De ce camp, il garde aussi le souvenir de la solidarité des déportés : « Des hommes, au risque de mourir, ont réussi à sauver plus de 900 enfants dont le plus jeune avait 3 ans. Ils les ont cachés, leur ont donnés des cours. En 44, ils ont même fait un arbre de noël et leur ont offert une pomme de terre enveloppée dans un papier. C'était un courage admirable, un dévouement extraordinaire ».
Le 11 avril 1945, Léon Zyguel a participé à l'insurrection du camp : « Nous avons capturé 100 à 120 SS que nous avons remis aux Américains pour être jugés. Jusqu'au bout, nous avons su rester des hommes ». Un officier américain lui a dit qu'en arrivant au camp, il a pris son dictionnaire allemand et rayé le mot « pitié ».
Léon Zyguel affirme qu'il a survécu en gardant sa « dignité d'homme », se lavant tous les jours, se mouchant dans un morceau de papier, laçant ses chaussures et ficelant sa défroque. Mais sans arrêt, depuis 52 ans, il lui revient des « choses en tête » comme ces rats qui sortaient des cadavres ou les fleurs que les nazis avaient plantées autour des fours crématoires. Il lui vient aussi des larmes aux yeux lorsqu'il voit le vêtement rayée d'une femme, sent une odeur ou aperçoit une cheminée « qui crache un peu noir ».
« Ces gens ont pris le coeur d'un enfant de 15 ans, j'ai une haine impitoyable, il n'est pas possible de pardonner » conclut Léon Zyguel d'une voix calme, un dernier regard sur la photo de sa famille, projetée sur les écrans de la salle d'audience.


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