Un couloir sombre et étroit.(Crédit C. Petit)
En gare de Bordeaux, sous le quai numéro 1, subsistent les traces d'un passage souterrain qu'ont emprunté les juifs déportés en secret
Annie LARRANETA
Simon, Maurice, Victor, Georgette, Anna, Charlotte, Emmanuel... et trop d'autres, ont du passer par là dans ce souterrain de la gare Saint-Jean, assez haut de plafond pour se tenir debout, assez étroit pour s'y bouculer quand on ordonnait de presser le pas.
En tout cas il ne fallait pas traîner à en croire les inscriptions encore bien lisibles " WEITERGEHEN, AVANCEZ ", peintes en lettres noires sur les murs, avec flêche à l'appui qui pointait une destination encore inconnue. A cinq mètres sous terre, cette étrange galerie qui, comme d'autres, truffe le sous-sol de la gare, est au-dessous du quai numéro 1. Elle abrite quelques matériels, quelques fournitures et des cablages techniques accrochés tout le long des murs.
On n'a pas retrouvé de documents écrits sur ce couloir gris pour la simple raison que ceux qui l'on emprunté ne sont jamais revenus de leur destination finale. Mais, au vu de la disposition des flêches, on peut penser que les juifs déportés ont emprunté ce souterrain à partir du bâtiment nord de la gare, à deux pas du pont en U, côté poste.
Il y a effectivement la place de garer les autobus qui auraient pu amener, du camp de Mérignac, les juifs internés ou tout juste raflés qui allaient être conduits à Drancy avant de rejoindre Auschwitz. Ici, derrière une porte, une dizaine de marches conduisent à ce sinistre couloir que 1 484 juifs ont sans doute emprunté. Une descente dans un monde clos où flottent des odeurs indéterminées...
Ils ressortaient probablement plus loin, au bout du quai A, là où se trouvait alors la gare de marchandises, aujourd'hui occupée par les messageries.
En les faisant passer ainsi sous terre, ils partaient, ni vu ni connu, vers les camps, français d'abord, allemands ensuite. Ces voyageurs sans bagages ne croisaient jamais les autres. Tout se passait donc à l'abri des regards. Qui les a vus le 28 juillet, le 26août 1942, le 25 novembre 1943, le 12 janvier 1944 ... ?
Francis Servens, l'assistant technique du chef de gare, a cherché à en savoir plus. Les archives de la gare sont pauvres, semble-t-il. Il est allé à la Bibliothèque de Bordeaux, au Centre national Jean Moulin... Il est revenu bredouille mais avec un document sur Charles Domercq, sous-chef de gare principal, grand résistant, arrêté le 12 juillet 1944, torturé à mort. Chef de Résistance Fer de Bordeaux- Midi, il dirigeait aussi celle de Bordeaux-Etat et Bordeaux-Orléans.
Autre lieu de mémoire à la gare, le blockaus qui jouxte la lampisterie, au pied du pont en U. Depuis qu'il y a une dizaine d'années, un ingénieur de la SNCF qui s'intéressait à l'histoire lui a révélé l'utilisation du lieu, Bernard Gistau, chef de la lampisterie, le fait visiter à tous les collègues qui passent là. " Du jour où j'ai su, je l'ai montré à tout le monde. J'espère pouvoir en parler aussi un jour à mes petits- enfants " disait-il hier, en tirant une lourde porte blindée.
Derrière, quelques petites pièces et cellules où règne une atmosphère moite et chaude. Du plafond, constitué de lourdes plaques de métal, pendent de curieuses stalactites. L'air est pratiquement irrespirable.
Dans la première, demeure un appareil de ventilation manuelle de marque allemande. La manivelle tourne encore déclenchant un souffle lourd mais aucun air ne sort des bouches du plafond, elles sont encrassées par cinquante ans de dépôts. Juste à côté, des traces de balles de fort calibre sont encore bien visibles. Toutes à hauteur de thorax. La pierre est éclatée en plusieurs endroits. Même chose dans une petite cellule, juste en face. Les tireurs se sont mis le plus loin possible, ils avaient 15 mètres de recul pour éviter les balles qui ricochent.
Qui est mort là ? Des juifs, des résistants ? Le blockaus appartient aujourd'hui à l'Armée. Il y a juste quelques pots de graisse derrière cette lourde porte qui est, dit-on, toujours restée ouverte. Comme une page d'histoire qui refuserait de tourner.
Jean-Francis Garrigue, directeur de la gare Saint-Jean, souhaite aussi que l'on n'oublie jamais les pages écrites par les cheminots. " Beaucoup ont été résistants. Beaucoup donnaient des renseignements et c'était capital car comme les routes étaient en mauvais état, qu'on manquait de carburant, le chemin de fer était le moyen de transport le plus performant et très utilisé par les Allemands. Les cheminots étaient particulièrement surveillés, la gare était sous double administration, il y avait un chef de gare français, un Allemand, pareil pour les sous-chefs. Les Allemands avaient réquisitionné les bâtiments du Lycée Gustave Eiffel pour y installer leur commandement. Les Français eux, étaient boulevard Amédée Saint-Germain. Les officiers allemands contrôlaient tous les convois, le transport de leurs permissionnaires et l'arrivée de leurs munitions... "
Aujourd'hui, le directeur de la gare ne manque jamais, chaque 22 mars, dans une classe de Gustave Eiffel, la cérémonie devant le mémorial d'Edouard Tarif, exécuté par les Allemands. Sous-chef de gare au Havre, envoyé à Bordeaux, depuis le PC du Lycée Gustave Eiffel, il faisait parvenir des renseignements. Cela lui a coûté la vie le 22 mars 1944.
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