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Nicole Grunberg et son avocat, Me Arnaud Klarsfeld (crédit Michel Lacroix)

"La culpabilité du survivant" - 19/12/1997

La cour a entendu les trois dernières parties civiles pour la rafle et le convoi de juillet 1942, dont le poignant témoignage d'Esther Fogiel, qui a perdu sa grand-mère, ses parents et son jeune frère

Compte rendu d'audience Bernadette DUBOURG

Vendredi 19 octobre. Trente septième journée d'audience. Nicole Grunberg, 57 ans, les cheveux grisonnants lâchés sur les épaules, pantalon et chemisier clairs, est la première à s'avancer à la barre. Elle est cette petite fille de 2 ans, " arrachée à sa mère " le 4 juin 1942 du côté d'Hagetmau, près de la ligne de démarcation. Sa mère, Jeanne, 41 ans, et sa soeur aînée, Jacqueline, 20 ans, ont été déportées à Auschwitz le 19 juillet 1942 où elles ont péri.
Nicole Grunberg veut immédiatement " revenir sur les propos de Maurice Papon qui se sont avérés faux ". Les deux jours précédents, l'accusé a affirmé avoir, lui ou ses services, " sauvé la petite Nicole ". Mais les " lettres remarquables écrites par ma mère ", et qu'Arno Klarsfeld a lues avec beaucoup d'émotion, " prouvent que ce sont les Allemands qui m'ont placée à l'hôpital de Mont-de-Marsan " où une dame l'a recueillie, un mois plus tard.
" Je pense que Maurice Papon a voulu porter atteinte à la mémoire de ma mère et de ma soeur ", dit cette dame, " mais ça me permet encore davantage de rendre hommage à leur courage, leur dignité et leur façon de penser aux autres dans des conditions aussi dramatiques ".

"Mémoire de l'indicible"

Nicole Grunberg n'a pas de souvenirs de cet été 1942, mais " une mémoire de l'indicible. J'ai ressenti ce qui se passait, je savais qu'il y avait eu des drames atroces dont on me protégeait parce que j'étais petite. Je ressens toujours la douleur de ma grand-mère, mon père, ma tante et toute ma famille ".
Elle se reprend : " Si, j'ai un souvenir, le premier peut-être. Quand je suis arrivée chez ma tante (en 1942), je lui ai dit : Je n'ai plus de maman. Elle m'a répondu : Ta maman n'est pas là pour le moment. Moi, je suis sa soeur, ta tata Dédé ".
Maurice Papon se lève. D'une voix hésitante, les mains derrière le dos, il déclare : " C'est une rude épreuve que de labourer de souvenirs d'un demi-siècle, c'est une rude épreuve de labourer la mémoire d'un homme de 87 ans ". Il tente d'atténuer ses affirmations des jours précédents : " Je cherche en vain la raison pour laquelle le nom de Nicole Grunberg a été inscrit de cette manière dans ma mémoire... Est-ce que j'ai confondu ? Pour moi, son nom symbolise le drame des enfants... Qu'elle soit assurée que je ne suis pas homme à porter atteinte à la mémoire de quiconque ".
Apparaissent alors sur les trois écrans géants, la photo en médaillon d'une jolie jeune fille, sa soeur aînée Jacqueline, et d'une jeune femme, les cheveux bruns relevés en arrière qui tient une fillette blonde dans ses bras : " C'est moi dans les bras de ma mère... ".
Me Klarsfeld lui demande alors de parler des enfants qui ont échappé à la mort. " J'ai toujours estimé, par rapport au destin tragique de ma mère, ma soeur et tous les enfants qui n'ont pas eu ma chance, que je n'avais pas à me plaindre. Mais il y a toujours et de plus en plus, une blessure qui s'ouvre. C'est vrai que malgré tout l'amour qu'on m'a porté, il me manque quelque chose, tout le monde peut comprendre... ". La salle d'audience est silencieuse.
Jean-Marie Matisson, 44 ans, a déposé plainte en 1981, aux côtés son père, Maurice-David Matisson, la cousine de son père, Esther Fogiel, qui doit témoigner ensuite, et sa grand-mère, Jacqueline Rawdon épouse Matisson, à laquelle il veut d'ailleurs rendre hommage, car elle est décédée en cours de procédure, toujours inculpée de " dénonciation calomnieuse " à la suite d'une série de plaintes de Maurice Papon, auxquelles l'accusé a renoncé à l'automne 1995.
Jean-Marie Matisson témoigne " des difficultés des enfants de la deuxième génération, de vivre cette souffrance toujours vivante. Nous avons hérité de cette difficulté de vivre, nous sommes hantés par les fantômes, c'est le lot de toutes les familles juives ".

" Le voyage à Auschwitz "

Esther Fogiel, 63 ans, la cousine de son père, lui succède à la barre. Cette petite femme, menue, vêtue d'une pantalon et d'un gilet marron, serre fort un mouchoir blanc entre ses mains. Elle porte une immense douleur sur son visage. Ses parents, Rachel et Jean Fogiel, 35 ans chacun, ont été déportés le 18 juillet à Drancy et le lendemain à Auschwitz. Sa grand-mère, Anna Rawdin, 66 ans, et son petit frère, Albert, 5 ans, ont été arrêtés et déportés en octobre suivant.
Aujourd'hui, d'une voix fluette, elle parle vite. Elle se souvient du samedi où sa mère est venue la chercher à l'école pour l'amener chez un jeune couple qui devait lui faire passer la ligne de démarcation : " Ma mère me regardait avec un sourire, elle ne pouvait pas se décider à partir ". Esther avait 8 ans. La petite fille décrit alors les mauvais traitements, les viols et les brimades dans la famille d'accueil à Valence d'Agen : " J'ignorais que mes parents avaient été déportés. Je me suis crue abandonnée. J'ai fais une première tentative de suicide, j'ai voulu devenir folle ".
Depuis, cette petite fille humiliée, cette enfant trahie, cette femme brisée n'a cessé de " faire le voyage vers Auschwitz ", livrant ses nuits aux somnifères pour supporter " cette culpabilité du survivant " et vivre avec " ce deuil impossible ".
" Il m'arrive souvent de penser à mes proches, morts dans la détresse et dans une absolue solitude " ajoute Esther qui regarde les photos de ses parents, également projetés sur les écrans de la salle d'audience. Des larmes coulent sur son visage.
Maurice Papon s'abstient de tout commentaire. Quelques instants plus tard, alors qu'Esther Fogiel a quitté la salle d'audience, il se lève et conclut : " Me Klarsfeld ayant trouvé une victime expiatoire, il s'en sert avec beaucoup de générosité et d'abondance. Serait-il vain de rappeler que sur 90 préfets, 90 secrétaires généraux, 250 à 300 sous-préfets, j'ai seul l'honneur d'être ici ".
La cour débutera lundi l'examen du second convoi, parti le 26 août 1942 de Bordeaux avec 443 juifs déportés.
L'audience reprend lundi à 14 heures.


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